ما کی هستیم ؟Kush jemi ne ?من نحن ؟Who are we ?Кто мы ?مونږ څوګ یو ؟ - Ვინ ვართ ჩვენ ? - Хто ми ? - Biz Kimiz ?

Un papa de sang

Lecture Osiris

Écrit 20 ans après les faits, cet ouvrage retrace le vécu des enfants, qu’ils soient ceux des auteurs d’exactions, ou ceux des rescapés. Ils sont nés avant ou après le génocide, ils vivent au quotidien avec leurs souvenirs ou ceux des adultes. Ils vivent ensemble, sont dans les mêmes écoles.
Ils vivent l’absence, le manque : « Ils ont été coupés à la machette, tous, ils me manquent considérablement. C’est souvent que je pleure leur disparition, car ils ne sont pas là pour m’épauler. Je sais mon enfance un peu gâchée par leur absence. Oui, ça me bouscule bien que je ne les aie pas connus. Les enfants qui visitent leurs grands-parents en reviennent ébahis. Ils se font chanter des légendes extraordinaires que les parents ignorent. Ils découvrent des personnages considérables uniquement connus des anciens. En Afrique, le temps polit les histoires à l’aide de mots merveilleux. Plus elles datent, plus elles brillent. Des contes du Rwanda ont manqué à ma petite enfance. C’est frustrant. Les tueries ont endommagé notre esprit de famille. La sagesse se dérobe faute d’anciens ».
Ils vivent l’incompréhension, la honte « À Rilima, le papa a reçu une peine de douze ans, il a duré là-bas sept ans. Je ne sais si la punition contrebalance ses méfaits. Comment le saurais-je ? Quand il est sorti, en 2003, il ne s’est pas expliqué directement, il n’a pas commenté sa malfaisance. Il nous a dit qu’il avait accepté des péchés de génocide au cours de son procès, qu’il avait reçu le pardon en retour… Il ne m’a toutefois jamais emmené vers un banc de la cour pour m’exposer son opinion sur les tueries… Évidemment, je me suis senti un peu frustré. C’est compliqué, un papa à la sortie d’un pénitencier. Par après, en 2010, je suis allé m’asseoir dans les gacaca. J’ai écouté sans embarras les procès… J’ai entendu le papa répondre aux questions, je l’ai écouté raconter plusieurs expéditions. Ça m’a rongé quand même. À la suite des procès, j’ai hésité à en apprendre plus. J’ai seulement voulu entendre des informations des lèvres du papa. Je ne sais plus. C’est un peu confus. Peut-être je n’étais plus curieux. Un enfant ne veut pas tout entendre de son papa.
De toute façon, le dernier jour des gacaca, on a lui a donné la peine de perpétuité pour l’affaire d’Ernestine et de son petit. Il a été ficelé vers Rilima sur-le-champ. »
Ils vivent avec les secrets parfois sans que leurs parents ne le sachent et oscillent entre le désir de parole et de silence : « J’ai pénétré dans les ténèbres du génocide. J’ai continué à poser des questions et des sous-questions concernant soit Claudine, soit sa famille. Quelle est l’origine des tueries… Elle esquive des précisions sinon elle parle sans zigzags. Quand elle raconte un passage obscur, je l’interroge. J’évite de l’interrompre par des questions qui se pourraient être souffrantes. Je la sais blessée. Entendre la vérité semble moins nécessaire que taire de terribles secrets. Ça m’aide à m’adapter aux obstacles qui se dressent dans mon existence… Je ne demande pas à oublier ni à abandonner mon histoire, mais qu’on ne m’embête plus ! Qu’on m’oublie ! Je souhaite même qu’on arrête de parler de tout ça à la radio, à la télévision. Quand on évoque les tueries et quand on montre des images, c’est comme si on repassait la lame sur ma blessure profonde… Au fond, je me sens prisonnière, comme je l’ai dit. Parfois, je souhaite me mettre à l’abri des mots qui racontent mon histoire afin d’éloigner la tristesse. Je ne veux pas endurer cette mélancolie, rien en écouter. Ce qui s’est passé me salit de honte. Ne plus rien voir dans les regards moqueurs. Au contraire, parfois je ne pense qu’à ma maman traînée par la force au fond de la détresse. Elle m’a raconté les marais, son infortune au Congo ; elle a répondu à mes questions, même celles qui devaient la tourmenter. Trop de gratitude et de bonté me coulent des larmes. Je veux le lui montrer, le dire à tout le monde. C’est pourquoi je ne sais pas choisir : parler ou me taire sur ma situation. »
L’inquiétude ne les laisse pas en paix : « L’abandon, c’était une hantise de petit enfant, à cause des racontars qui ne manquaient pas. Dans cette situation, on craint sans savoir quoi, puisque les avoisinants camouflent leur for intérieur. On ignore les malfaisances de ses parents et néanmoins on subit la punition pour le mal commis. J’ai grandi au milieu de gens nourris de leurs arrière-pensées. » Ces cinq ouvrages sont remarquables par le fait qu’ils couvrent l’ensemble de la question génocidaire du Rwanda à travers le témoignage contextualisé des protagonistes et de leurs descendants. Ils parlent de la souffrance de tous : Hutus comme Tutsis.
Les paroles rapportées par Jean Hatzfeld sont dites dans une langue métaphorique et extrêmement poétique. Les images, malgré l’horreur qu’elles décrivent sont belles et on reste ébahis par tant de bon sens philosophique de la part de certains rescapés. Reste la question de la reconstruction d’un avenir commun qui, 20 ans après les faits semble plus qu’incertain : « Le futur, je ne le vois pas risquant, chaotique quand même. Les machettes des cultivateurs n’effraient plus personne puisque les gens profitent de bon cœur de la politique de réconciliation nationale. Pourtant, si les Hutus tendent à se montrer gentils, et à offrir des visages prometteurs, les Tutsis continuent à sermonner leurs enfants pour les mettre en garde. Je ne sais combien de générations s’useront avant que des jeunes tutsis et hutus puissent rire en amitié sincère. Je veux dire, sans crainte d’une gêne soudaine ».
« Quand un peuple s’est vu exterminé une fois, il ne se dit plus hors de danger. Des fauteurs ont ramené de Rilima (la prison) une méchanceté comparable à celle qu’ils emportaient à leur entrée. Vigilance, n’écoutons pas ceux qui prétendent la page tournée. On ne compte pas les anciens tueurs qui feintent. L’humain ne se débarrasse jamais d’une existence animale ».
« Les anciens prisonniers nous lancent un mauvais regard, comme s’ils reprochaient toujours au rescapé de ne pas être mort au lieu de se reprocher ce qu’ils ont fait. Les machettes ne m’affolent pas, aucun danger ne me guette. Pourtant, je crains la méchanceté de ces regards d’une façon que je ne puis expliquer. Évidemment, des enfants de coupeurs se veulent parfois gentils. Ils ne nous regardent pas comme leurs parents, car ils n’ont pas tenu la machette. Est-ce qu’ils peuvent s’imaginer ce que nous avons vécu ? Je ne crois pas ».

Les ouvrages et documents peuvent être consultables sur place, notamment lors des formations. Pour toute demande d’informations sur cette référence, merci de nous contacter à ressources@centreosiris.org.