L’insolente – Dialogue avec Pinar Selek
Lecture Osiris
Cet ouvrage de Guillaume Gamblin retrace les 40 ans de la vie de Pınar Selek – son enfance, les rencontres qui ont changé sa vie, ses combats personnels et collectifs, son exil, … – en se basant sur des entretiens, des extraits de ses ouvrages, romans et articles. Il revient aussi, de fait, sur les 40 dernières années de la Turquie : coup d’État, répressions contre l’opposition de gauche et les minorités, arrestations….
Sur son site internet, Pınar Selek se présente comme « féministe, antimilitariste, sociologue, écrivaine et militante ». Née en 1971 à Istanbul, elle a lutté auprès des enfants des rues d’Istanbul, des prostituées, personnes transsexuelles et jeunes homosexuel·le·s de Turquie, elle a participé à la création d’une coopérative féministe, elle a monté des expériences autour de l’écologie, elle a œuvré contre le négationnisme du génocide arménien du début du XXe siècle. C’est au cours d’une recherche sociologique sur le mouvement armé kurde (luttant pour la création d’un État kurde qui se situerait dans une région réunissant le sud de la Turquie, le nord de l’Irak, le nord de la Syrie et l’ouest de l’Iran) que la police turque l’arrête et la torture pendant 2 semaines pour obtenir le nom des personnes avec qui elle a échangées. Elle est ensuite poursuivie et emprisonnée pendant plus de deux ans pour sa supposée participation à un attentat à la bombe sur le marché aux épices d’Istanbul, soi-disant organisé par le PKK. Libérée sous caution, Pınar Selek a été relaxée quatre fois pour cette affaire (en 2006, 2008, 2011 et 2014), de multiples experts ayant montré qu’il s’agissait de l’explosion accidentelle d’une bonbonne de gaz. Mais, en 2009, ses avocats apprennent que la Cour de cassation estime qu’il serait prudent de l’emprisonner de nouveau préventivement et l’encouragent donc à quitter la Turquie. Depuis le 7 avril 2009, elle n’est donc pas retournée en Turquie et vit en exil. Après un passage en Allemagne, elle déménage en France où elle obtient la nationalité française en septembre 2017. Elle continue ses combats, écrit des contes et romans et poursuit ses recherches sur le féminisme, l’antimilitarisme, l’écologie.
Lire cet ouvrage en pleine invasion russe en Ukraine ou en se remémorant la prise de pouvoir en Afghanistan par les Talibans pendant l’été 2021, quand on ne connait rien au sujet de l’exil, permet d’avoir un regard quasi intérieur sur les traumatismes subis du fait d’une politique d’État autoritaire, que ce soit les traumatismes physiques dus à la torture, que les traumatismes psychiques dus à l’exil et à l’acharnement judiciaire. Il y a les choses matérielles qu’il n’est possible de prendre avec soi que de manière limitée quand il faut fuir : « On m’a dit que je devais emmener seulement une petite valise afin de ne pas attirer l’attention à l’aéroport. Mais comment préparer cette valise ? Que mettre dans ton sac si tu ne sais pas quand tu vas revenir ? » (p.184).
Il y a l’immatériel positif, qui ne tient pas dans une valise, mais dont la perte est tout aussi lourde : « Depuis neuf ans je me déplace et je déménage en restant entourée des mêmes dangers, des mêmes besoins, et en laissant à chaque fois derrière moi des camarades, de beaux souvenirs de solidarité. Je n’oublie rien, mais cette trajectoire est tellement longue et les personnes que j’ai rencontrées, si nombreuses… C’est dur. Il m’est impossible d’arroser tant d’amitiés à la fois, dans tant d’espaces différents. » (p.241).
Et il y a l’immatériel négatif, laissant des traces encore plus profondes : « Cette expérience de la prison permet de voir les choses différemment, de manière plus profonde. (…) Mais c’est un trauma qui blesse le corps et l’âme. Ma force psychologique n’est plus la même. Je suis plus facilement atteinte par les évènements, j’ai des insomnies, des angoisses. Je fais plus d’effort qu’avant. Je ressens une très grande fatigue émotionnelle. Ce n’est pas seulement l’âge qui explique cela. La torture, l’emprisonnement, le procès, l’exil et les nombreux déménagements m’ont fait perdre de l’énergie et de la force. Je suis fatiguée de devoir sans cesse déménager et recommencer. » (p.136).
La rapidité du départ a été très difficile à vivre pour Pınar Selek (comme cela doit l’être pour chaque déplacé quelle qu’en soit la raison) : « Soudain, on m’a arraché à mon univers. (…) Quitter un espace, c’est aussi se quitter soi-même. J’ai vécu ce départ comme un traumatisme. Je me suis sentie violentée. Je suis partie du jour au lendemain. Et je ne savais pas quoi faire. J’avais des objectifs politiques en Turquie, je voulais lutter, changer plein de choses, créer, j’écrivais aussi. Et là, je me suis dit : Comment je vais faire à l’étranger ? » (p.185).
Pınar Selek évoque également la difficulté de la perte de repères, non pas du fait de la langue (elle a étudié dans un lycée français en Turquie), mais des codes implicites : « Tu n’as plus de repères. Parce que les repères, on les gagne dans cette relation avec l’espace. C’est difficile à expliquer, mais on saisit les odeurs, quand une personne parle de quelque chose on comprend ce qu’elle veut dire » (p.191). Elle fait part d’une expérience au musée juif de Berlin pour imager cette notion de perte de repères : « Il y a un monument. Le Jardin de l’Exil. Des chemins séparés, les uns des autres par des murs, des chemins qui débouchent les uns dans les autres, comme autant de couloirs… Vous y entrez et le vertige vous prend. Vous faites quelques pas et votre esprit se brouille. Le monument est bâti selon des calculs mathématiques tels que le sol s’incline, les murs se penchent… C’est déstabilisant, vous perdez l’équilibre. Le sol sur lequel vous marchez se dérobe à la perception, les structures spatiales aussi. Cela ressemble à ce qui se produit quand les repères habituels disparaissent. Cette petite expérience de vertige et de nausée illustre assez bien la psychologie de l’exil. Le sol sur lequel on se tient semble traître, instable. On ne sait pas comment faire avec les gens, les institutions et structures qui existent ici. Tout est bizarrement penché. C’est une mauvaise sensation ». C’est seulement en s’installant à Nice, ville au bord de la mer Méditerranée comme Istanbul (après avoir vécu à Berlin, Strasbourg et Lyon), qu’elle commence « un processus qui est le contraire de l’exil, qu’elle qualifie de « désexil » ou de « transexil » : l’impression de trouver des repères, de maîtriser l’espace. D’enracinement. Mais elle ne se sent pour autant dans le confort », commente Guillaume Gamblin (p.218).
Enfin, les notions de « victime » et de « solidarité » qu’elle aborde sont également très intéressantes : « La politique de victimisation est différente de la solidarité car elle fige la personne défavorisée dans son statut de victime et fonctionne dans le même temps comme une relation de pouvoir. (…) On veut maintenir la personne victime dans son statut pour toujours. Car la relation n’est pas établie avec la personne concernée mais avec son statut, ce qui conduit à une confusion entre la personne et sa qualité de victime » (p. 244). « Tout d’un coup je deviens une victime et je perds mon travail, ma maison, ma santé. On fait de moi une personne ayant besoin d’aide, de soutien pour survivre. Je n’ai pas agi davantage que les autres, mais il serait juste que les autres partagent avec moi le poids qui a été déposé sur mes épaules. » (p.240) Guillaume Gamblin écrit le commentaire suivant : « ce partage ne se fait pas par charité, mais parce que l’on partage les mêmes luttes, les mêmes rêves et aspirations ».
Aujourd’hui, Pınar Selek continue de lutter contre toutes les formes de domination (de l’humain sur la nature, de l’homme sur la femme, des effets du capitalisme, …), toujours dans un esprit antimilitariste, et tout en attendant le verdict de son 5e procès.
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