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La Logique des bûchers

Lecture Osiris

« En quoi donc les Inquisitions ibériques préfigurent-elles, par leurs méthodes, leurs doctrines et leurs résultats, ce que nous appelons aujourd’hui les systèmes totalitaires, dont nous savons qu’ils atteignent leur apogée au XXe siècle ? »
C’est par cette question que débute la réflexion de Nathan Wachtel, historien et anthropologue, professeur au Collège de France. Sa passionnante étude de l’Inquisition espagnole et portugaise à partir des archives des Tribunaux de l’Inquisition du XVIe au XVIIIe siècle nous permet de comprendre un système précurseur par le déploiement de méthodes pionnières de répression d’une implacable efficacité.
« L’Inquisition fondée en Espagne 1480 et au Portugal entre 1536 et 1540, a pour objet , au départ et par définition, l’extirpation des croyances et des pratiques crypto-juives persistantes après les vagues de conversion forcées imposées aux Juifs de la fin du XIVe à la fin du XVe siècle ». S’appuyant notamment sur les thèse de Hannah Arendt « Origines du Totalitarisme » et de Michel Foucault « Surveiller et punir » la démonstration efficace de Nathan Wachtel met en lumière la modernité d’une procédure qui anticipe les systèmes totalitaires du XXe siècle : « Il s’agit de l’Inquisition en tant qu’appareil étatique de contrôle social et de répression qui comporte un ensemble d’éléments bien connus, dont il importe de rappeler le caractère novateur, à l’aube des temps modernes : l’appel à la délation ; l’encadrement des populations par le réseau des familiers et des commissaires ; l’organisation bureaucratique, généralement de haute qualité à tous les niveaux de l’institution ; sa structure fortement centralisée ; le secret des procédures (c’est-à-dire essentiellement l’anonymat, pour les inculpés, des témoins à charge) ; enfin, la « pédagogie de la peur », entretenue par les châtiments spectaculaires, les autodafés et la mémoire de l’infamie. Une thèse passionnante qui définit l’Inquisition dans sa modernité comme un modèle structural pour penser quelques-unes des grandes tragédies de l’histoire contemporaine.
Ci-dessous un résumé du premier et dernier chapitre du livre qui viennent encadrer la description et l’analyse rigoureuse, à partir des minutes des procès verbaux, de l’imparable procédure des Inquisiteurs aux fins de démasquer ces coupables, de « nouveaux chrétiens, convertis du judaïsme dans leur majorité, soupçonnés d’hypocrisie, de pratiques hérétiques judaïsantes, d’apostasie ».
Modernité de l’Inquisition
En quoi donc les Inquisitions ibériques préfigurent-elles, par leurs méthodes, leurs doctrines et leurs résultats, ce que nous appelons aujourd’hui les systèmes totalitaires, dont nous savons qu’ils atteignent leur apogée au XXe siècle ? L’Inquisition fondée en Espagne 1480 et au Portugal entre 1536 et 1540, a pour objet, au départ et par définition, l’extirpation des croyances et des pratiques crypto-juives persistantes après les vagues de conversion forcées imposées aux Juifs de la fin du XIVe à la fin du XVe siècle. La répression de l’hérésie judaïsante était en effet jugée nécessaire au maintien de la pureté de la foi tant chez les nouveaux-chrétiens que chez les vieux-chrétiens. Le moyen le plus simple, le plus efficace et le plus rationnel c’est de faire régner la terreur. Qu’elles sont donc les procédures inquisitoriales ? Une organisation bureaucratique, qui comprend un personnel nombreux, souvent compétent : les inquisiteurs, assistés par des dizaines d’agents rétribués
Des centaines de commissaires dans les localités éloignées auxquels s’ajoutent encore, partout et par milliers, les fameux familiers de l’Inquisition (laïcs bénévoles…) A l’appareil de surveillance et de répression vint s’ajouter dans le monde ibérique une autre motivation, pionnière elle aussi de pratiques strictement contemporaines : les statuts de « pureté de sang ».
Les conversions massives avaient ouvert aux nouveaux-chrétiens l’accès aux emplois, office et honneur dont ils avaient été exclus en tant que Juifs…… ces bouleversements ne pouvaient qu’exacerber, chez les vieux-chrétiens , le refus de concurrences intolérables et provoquer des phénomènes de rejet. Avec le temps (nouvelles générations) les mesures d’exclusion ne pouvaient plus se justifier par des raisons religieuses, puisque les conversos étaient officiellement chrétiens, mais les nouveaux chrétiens dans leur majorité furent bientôt soupçonnés d’hypocrisie, de pratiques hérétiques judaïsantes, d’apostasie. Et comment rendre compte de leurs tendances à l’hérésie sinon par des causes innées, par un effet inéluctable du sang impur qu’ils avaient reçu de leurs ancêtres ? « Les Juifs se transmettent de père en fils avec le sang de la perfidie de la vieille loi » (Dictionnaire des Inquisiteurs, 1494, à l’article « Apostasie »). De religieux, le critère discriminatoire est devenu biologique, en même temps que la pureté de sang en vient à se superposer, en quelque sorte à la pureté de la foi.
La première phase de tout procès inquisitorial, après l’incarcération de l’inculpé et l’inventaire de ses biens confisqués, porte sur sa « généalogie ». Sans les lois de pureté de sang s’ajoutant à l’antijudaïsme médiéval, et fournissant le fondement d’une représentation séculière et biologique des Juifs, l’antisémitisme racial moderne n’aurait pas pu se développer.
La « pédagogie de la peur » se manifeste également dans les formes spectaculaires de la proclamation des sentences et de leur exécution. Les cérémonies d’autodafé n’ont pas seulement pour but de répandre la crainte par le spectacle grandiloquent du châtiment ; c’est en même temps un rite d’élimination du mal, d’éradication de l’infection et de l’infamie juives, de purge collective autant physique que spirituelle.
A quoi s’ajoute la perpétuation de la mémoire des condamnations, non pas seulement dans les registres et archives des tribunaux de l’Inquisition ; elle est en outre exposée à la vue de tous les fidèles dans l’église principale des villes où sont suspendus, dans la nef principale, les habits pénitentiels des condamnés (quelle qu’ait été leur peine), avec des écriteaux rappelant leurs noms et leurs crimes.
La première étape de l’activité inquisitoriale consiste, tout d’abord, à rassembler la plus grande quantité possible d’informations afin de démasquer les coupables, puis d’amener ceux-ci à fournir eux-mêmes la preuve décisive qu’est l’aveu. Le châtiment est ensuite prononcé en fonction de l’exhaustivité des confessions et des signes de la sincérité du repentir.
Les Inquisiteurs ont bien recours à la question, mais ils savent aussi qu’elle n’est pas le meilleur moyen d’obtenir des informations fiables. Les plus faibles avouent n’importe quoi, et les plus résistants ne parlent pas. Le meilleur moyen d’obtenir des renseignements utiles c’est la délation, l’espionnage, le rapport des mouchards. La rationalité des méthodes inquisitoriales nous paraît d’autant plus cruelle que ce sont les inculpés qui sont contraints de s’accuser et de se dénoncer les uns les autres. L’appareil bureaucratique consigne tout par écrit, d’où des monceaux d’archives. Que l’Inquisition soit un appareil bureaucratique tentaculaire, une machine organisée pour produire des aveux mais il n’empêche que les aveux, proférés sous la contrainte, correspondent bien à une réalité : le crypto-judaïsme profondément enraciné se perpétue, tant au Portugal qu’au Brésil, et les traces survivent jusqu’à nos jours.
La banalité du mal
De fait après deux siècles de répression inquisitoriale, les judaïsants ont eu le temps de mettre au point une stratégie de défense sans doute la plus douloureuse, mais la plus sûre, celle de l’aveu. La longue expérience marrane enseigne que la valeur suprême, la plus sacrée, c’est la vie, non le martyre. Or les règles du jeu sont bien connues : les « réconciliés », à leur retour, bien qu’ils aient fait serment de garder le secret ont évidemment raconté ; les parents, les anciens ne manquent pas d’instruire les enfants sur le comportement qu’ils doivent adopter en cas d’arrestation afin d’être libérés au plus tôt. Mais dénoncer des êtres proches n’est pas si simple et les inculpés suivent une stratégie. Les sentences prononcées n’ont jamais rien d’arbitraire : elles se déduisent logiquement de l’examen méticuleux des dossiers. On se rappelle, lors des délibérations du Tribunal, certaines discussions extrêmement détaillées portant sur les comptes rendus d’observation de vigia, notamment sur le caractère judaïque ou non des jeûnes en prison. Les juges prennent en considération toutes les pièces d’un procès, ils lui consacrent des débats contradictoires, développent diverses argumentations fondées sur l’évaluation des « faits » mis en relation avec les dispositions juridiques, si bien que les votes pour décider de la sentence opposent fréquemment des avis divergents. Et, si le Conseil Général approuve le plus souvent le vote majoritaire, il peut parfois adopter l’avis minoritaire. Dans son ensemble « l’Inquisition ne se trompe jamais » selon Israël Salvator Révah (même si le tribunal n’est pas infaillible). Les possibles erreurs ponctuelles se trouvent ainsi dissoutes dans la machine bureaucratique fonctionnant comme une totalité. (Procédures des tribunaux collectives, contrôle du Conseil Général, durée sur plusieurs années des procès – le temps nécessaire -).
Les Inquisiteurs ne sont pas des monstres mais des fonctionnaires qui, le plus souvent, font consciencieusement leur métier, ils croient en leur mission, ils sont persuadés d’œuvrer pour le bien public, pour la pureté de la foi chrétienne. Et, au service de leur croyance, de leur foi, qui est celle de leur société dans son immense majorité, ils inventent et appliquent les méthodes pionnières dans leur rationalité policière. La compétence des Inquisiteurs eux-mêmes est attestée par le haut niveau de leur formation intellectuelle.
« Surveiller et punir ». Il s’agit de l’Inquisition en tant qu’appareil étatique de contrôle social et de répression qui comporte un ensemble d’éléments bien connus, dont il importe de rappeler le caractère novateur, à l’aube des temps modernes : l’appel à la délation ; l’encadrement des populations par le réseau des familiers et des commissaires ; l’organisation bureaucratique, généralement de haute qualité à tous les niveaux de l’institution ; sa structure fortement centralisée ; le secret des procédures (c’est-à-dire essentiellement l’anonymat, pour les inculpés, des témoins à charge) ; enfin, la « pédagogie de la peur », entretenue par les châtiments spectaculaires, les autodafés et la mémoire de l’infamie.
Nos savons que la vocation première des Inquisitions ibériques, leur raison d’être au départ, n’est autre que la répression des nouveaux-chrétiens judaïsants, si bien que le système dans sa globalité acquiert une dimension non moins neuve, mais essentielle, dès lors que l’ennemi à éliminer se voit défini en termes non plus seulement religieux mais aussi « raciaux ».
Le syllogisme qui fonde la logique des bûchers :l’ordre social, dépendant de la pureté de la foi chrétienne, exige l’éradication de l’hérésie judaïsante ; or celle-ci est une souillure non seulement spirituelle mais aussi corporelle, biologique, qui se transmet héréditairement, de génération en génération… Les Inquisition ibériques, par bien des traits instaurent les systèmes totalitaires contemporains. (Le rapprochement s’impose, sans anachronisme, avec les célèbres analyses de Hannah Arendt sur le totalitarisme).
Nous pouvons, suivant une perspective d’étude comparée (XXe et XVe au XVIIe siècle), inscrire notre problématique dans celle des Origines du totalitarisme, qui proposait non pas un enchaînement de causalité historique, mais une configuration de type structural… Hannah Arendt parle d’ « éléments », qui finissent par cristalliser sous la forme du totalitarisme. On a montré ici que, comme l’admet Hannah Arendt, plusieurs de ces « éléments » remontent au moins au XVI es et que si aucun d’eux ne peut être qualifié de « totalitaire », en revanche leur ensemble a bel et bien « cristallisé », dans les monarchies ibériques, pour former le système inquisitorial, dont les composantes et leur combinaison correspondent ainsi à celles d’un « système totalitaire » en un sens arendtien.
Par ailleurs Hannah Arendt s’était proposée de développer non pas d’écrire une histoire des mouvements totalitaires, mais de développer une analyse de la « structure élémentaire du totalitarisme » dont on peut admettre qu’elle comprenne , dans des contextes toujours singuliers et non sans des différences essentielles, diverses formes historiques qui se sont manifestées dans le temps, parmi lesquelles figurent en définitive, au moins pendant les décennies d’intense répression des judaïsants, les systèmes inquisitoriaux ibériques.
L’un des « éléments » les plus pervers de la domination totalitaire et l’un de ses critères les plus évidents, est la collaboration forcée des victimes à un appareil de répression qui suscite la terreur.
La méthode des arrestations de familles entières, outre l’effet de terreur, s’avère d’une efficacité inépuisable, car les témoignages obtenus au cours d’un procès en alimentent d’autres, suivant un enchaînement multiplicateur constamment renouvelé. Le système inquisitorial atteint alors un niveau de fonctionnement pour ainsi dire parfait en contraignant les persécutés, par le jeu de l’aveu et de la délation, à intégrer eux-mêmes dans l’engrenage des rafles, des procès, des condamnations, et à se faire eux-mêmes les complices de leur propre persécution. Les victimes se trouvent placées dans une situation inextricable, où le choix du moindre mal n’en est pas moins un mal dont la banalité n’atténue aucunement la cruauté.
Le déploiement de ces méthodes pionnières de répression d’une efficacité si implacable, échoua cependant, tant au Brésil qu’au Portugal, à extirper totalement l’hérésie judaïsante, ou, en d’autre termes, à empêcher parmi les victimes de la transmission – jusqu’à nos jours, ne serait-ce que par bribes – d’une mémoire marrane.
Car la persécution s’accompagne chez les victimes d’un processus en quelque sorte opposé, contre-productif, du fait qu’elle entretient le souvenir douloureux de ses propres violences, en même temps que le sentiment d’appartenance à une collectivité distincte. La mémorisation des victimes et l’instruction des plus jeunes, à la fois historique et religieuse, se confortent ainsi réciproquement en dépit de l’érosion des connaissances, avec le temps, en matière de croyances et pratiques crypto-juives. Si l’expérience marrane érige la vie, plus que le martyre, en valeur suprême, cette persistance obstinée se veut également fidélité et piété à l’égard des ancêtres, afin de transmettre la mémoire de leur souffrances, de leurs morts ignominieuses et de leur propre fidélité : telle est aussi, face à la terreur et aux bûchers, la foi du souvenir.

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