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Roberta Derosas, cheffe de service à Autres Regards, association de santé communautaire à Marseille

Autres Regards, association fondée en 1995, se concentre sur la santé sexuelle des travailleuses du sexe et des personnes trans, en offrant des services variés, allant de la prévention à l’accompagnement social. Entretien avec Roberta Derosas, cheffe de service, qui parle également du réseau franco-italien « Beyond Borders » mis en place pour lutter contre la traite des êtres humains.

Bonjour Roberta, tu es cheffe de service pour l’association Autres Regards. Quel est ton parcours en quelques mots ?

Je suis assistante sociale de formation.
J’ai commencé à travailler comme assistante sociale en Italie, à Milan, où j’intervenais en prison. J’ai fait ça pendant quelques années avant d’arriver en France où j’ai travaillé auprès des personnes en demande d’asile à Marseille, au sein du CADA LOGISOL.
Et puis en 2015-2016, avec les dernières lois sur l’asile qui sont venues encore plus complexifier ce domaine, j’ai décidé de changer un peu de pratique, et j’ai obtenu le poste de cheffe de service du CHRS Claire Joie, de l’association Jane Panier.
Je suis cheffe de service à Autres Regards depuis octobre 2018.

Est-ce que tu peux nous en dire plus sur Autres Regards, vos objectifs et vos missions ?

L’association est née en 1995 sur un projet de santé communautaire qui avait pour finalité de répondre à un besoin lié à la recrudescence hyper importante de l’épidémie du Sida à cette époque.

Le principe de la santé communautaire c’est à la fois de faire participer le public qui est considéré expert dans la constitution de projet, mais aussi de toucher le plus possible la communauté. On entend par communauté pas uniquement celle qui est touchée par la problématique mais toutes celles qui gravitent autour.

Autres Regards est donc né des échanges et de la coopération entre les personnes travailleuses du sexe, des personnes de AIDES, et quelques personnes qui faisaient partie du dispositif Ac.Sé.
C’était une époque où le travail social était pensé différemment, dans un engagement, et qui a donné lieu à un beau projet.

Autres Regards promeut la santé sexuelle des travailleuses du sexe par les travailleuses du sexe, et ce dans une vision de la santé très large qui passe par le social, l’administratif, le psychologique, le soin, etc. Il ne faut pas oublier que chez les travailleuses du sexe, le corps est un outil de travail.

Notre public est composé à la fois de travailleuses du sexe et aussi de personnes trans. Au début, on assimilait ces deux publics dans le projet, mais par la suite, on a constaté que de plus en plus de personnes trans nous sollicitaient sans n’avoir aucun lien avec le Travail Du Sexe (TDS).

En 95, l’équipe avait seulement acheté un petit camion pour faire des maraudes dans le centre-ville de Marseille et sur les routes départementales.
Au fil des années, le projet et l’équipe se sont étoffés, avec toujours à cœur ce principe de travail au bénéfice d’un public qui en même temps participe au projet.

Notre visée c’est de rompre l’isolement d’un public qui est fortement stigmatisé ou qui s’auto-stigmatise. La vocation de ce lieu n’est pas de remplacer ce qui existe sur le territoire, mais plutôt de permettre de la mise en lien, de réorienter vers des services plus compétents sur tout un tas de choses.

Je pense que la richesse d’Autres Regards, c’est l’équipe qui la compose. Une partie de l’équipe est composée de personnes liées au TDS, ou qui y ont été liées, de personnes qui ont été ou qui sont toujours en parcours de transition. Et une partie de l’équipe est médico-sociale.
L’idée c’est qu’il y a une imprégnation entre les compétences des uns et des autres, en considérant les travailleuses du sexe et les personnes trans comme les experts. C’est ce qu’on appelle aussi la pair-aidance.

Vous menez quels types d’activité ?

On peut dire qu’il y a autant de types de travail du sexe que des personnes qui l’exercent, ce qui nous amènent à travailler de différentes manières.
On note en particulier : il y a le TDS « outdoor », dehors, sur le trottoir, et le TDS « indoor », qui est très variée (déplacements, webcam, escorts, girlfriend experience, etc.) et qui s’exerce en lieu privatif. Il y a aussi toute une population qui s’est déplacée suite à la pandémie, sans être experte. Nous accompagnons des publics qui pratiquent l’outdoor, d’autres l’indoor et d’autres les deux.

Quoi qu’il en soit, notre modalité est toujours celle de l’aller-vers : même sur internet. Donc nos activités regroupent :

  • l’accueil informel et convivial pour discuter, rencontrer d’autres personnes, juste se poser et pouvoir être écouté ;
  • la prévention et réduction des risques en santé sexuelle (VIH, IST), l’accès gratuit au matériel de prévention ;
  • l’accompagnement et échanges sur les parcours de transition ;
  • les tournées à pied et en camion dans le centre de Marseille et en camion dans les routes départementales, les tournées de nuit à Marseille (secteur Centre et Sud) ;
  • les accompagnements et suivis médicaux, sociaux et juridiques dans un but d’autonomisation : accès aux soins, aux droits (sociaux, juridiques…) et à la citoyenneté ;
  • la lutte contre toutes les formes d’exclusion et de discrimination, sensibilisation de l’opinion publique, lutte contre les clichés autour de la prostitution et contre la stigmatisation des personnes ;
  • la lutte contre l’isolement.

Est-ce que tu peux nous expliquer le positionnement d’Autres Regards concernant l’abolition de la prostitution, ce qui est souvent source de débats ?

L’association n’a jamais œuvré en faveur de l’abolition de la prostitution. Par contre l’association est évidemment contre la traite des êtres humains.

Nous portons un regard « autre » sur le travail du sexe : autre par rapport à celui que la société pose en général sur les personnes ayant cette activité.
Mais nous portons un regard à chaque personne quel que soit son âge, son sexe, son identité culturelle, son origine ethnique, son orientation sexuelle et quelles que soient les pratiques liées au travail du sexe.

Nos principes sont de respecter la parole des personnes, de rester dans le non-jugement et la confidentialité et de les accompagner dans leurs choix.

Pour nous, le travail du sexe n’est pas forcément une violence ni un esclavage et peut être volontairement pratiqué. Pour cette raison, nous préférons parler de TDS et non de prostitution.

Nous considérons que ce sont surtout les conditions d’exercice du travail du sexe qui peuvent être violentes : agressions, stigmatisation, discrimination… Nous œuvrons donc à ce que les personnes puissent travailler dans les meilleures conditions possibles (santé, prévention, droits, respect, dignité, etc.). Notre démarche est tournée vers l’accompagnement des personnes pour une meilleure autonomie. Cela passe par la réduction des risques, le partage des codes (santé, violence…), et par la médiation culturelle et le travail des pair·e·s.

Ce qui est clair, c’est que le fait d’exercer cette activité expose les personnes à des violences qui sont très fréquentes. Des violences multiples et répétées de la part des clients, de la société.

A cela s’ajoute pour beaucoup la question administrative, qui prend de plus en plus d’ampleur au fil du temps. Aujourd’hui, tout un tas de services ne peuvent ou ne veulent plus répondre aux situations de personnes qui se retrouvent en situation irrégulière.

Comment a évolué votre public justement ? Et notamment à partir de quand avez-vous commencé à accompagner des personnes victimes de traite des êtres humains ?

À Autres Regards, on se cale sur la population qui vient chez nous. C’est vrai qu’aujourd’hui, notre public est en grande majorité étranger, et il y a donc beaucoup de questions liées aux régularisations administratives.

Concernant les personnes victimes de traite, je dirai que nous avons commencé à en accueillir au début des années 2000 sans doute. D’ailleurs c’est à cette époque qu’ont été écrit le Protocole de Palerme (2000), les protocoles additionnels et par la suite la Convention de Varsovie… C’est à cette période que ce phénomène est arrivé jusqu’en Europe.

Au début, l’association recevait essentiellement des personnes d’Europe de l’Est. Petit à petit, je dirais depuis 2013 de manière très importante, elles ont été remplacées par des personnes venant du Nigéria.

Naissant au Nigéria, la mafia nigériane s’est d’abord installée en Italie, grâce à des liens avec la mafia italienne, sicilienne, pour pouvoir se déplacer plus loin et prolonger leur terrain d’action.
Depuis 2018-2019, la mafia nigériane est installée à Marseille, dans certaines cités des Quartiers Nord.

Nous sommes devenus des spécialistes de l’identification des victimes et on tente de comprendre le phénomène.

Concernant les victimes de traites nigérianes, nous avons aussi vu une évolution : ces femmes sont arrivées d’abord seules, après enceintes, après avec des enfants, après des compagnons. Aujourd’hui, c’est par le biais des enfants qui sont scolarisés que les situations sont mises en lumière et que le voile commence à se lever. Je pense que l’accompagnement proposé à ces femmes aujourd’hui n’est pas complètement adapté.

Par exemple, l’étiquette de victime notamment, qu’on retrouve dans les textes, qu’est-ce que ça implique ? C’est très complexe. Ça permet une reconnaissance administrative : le fait d’avoir été ou d’être dans la traite des êtres humains peut permettre d’obtenir des papiers, en passant par la demande d’asile, par le dépôt de plainte ou par le parcours de sortie de la prostitution.
Cette étiquette de victime est donc essentielle au niveau administratif. Mais au niveau de l’accompagnement que l’on peut proposer, c’est très enfermant.
On va rentrer dans des visions très stigmatisantes, avec la bonne victime d’un côté et la mauvaise de l’autre, avec le risque que seules les victimes qui déposent plainte soient « du bon côté ».

En effet, il ne faut pas oublier que ces personnes sont dotées de ressources, de compétences et de capacités, que l’on peut reconnaitre leur pouvoir d’action et leur résilience.
Je pense qu’un accompagnement social de qualité ne peut pas être jugeant.

En tous cas, la sortie des réseaux est bien sur quelque chose que l’on essaie de travailler avec les personnes, mais il y en a peu qui racontent ce qui se passe vraiment, parfois même elles ne sont pas vraiment conscientes de l’exploitation qu’elles subissent.
Aujourd’hui, elles sont toujours victimes d’exploitation par le travail du sexe, mais pas que. On leur demande de transporter des produits illicites, des faux documents, etc.

Autres Regards fait partie d’un réseau franco-italien nouvellement créé : Beyond Borders. Est-ce que tu peux nous en dire plus ?

Oui, en fait, la traite est un phénomène transnational, donc tu ne peux pas traiter ce genre de phénomène avec uniquement des réponses nationales. Ce public-là est en perpétuel mouvement et n’est pas défini par le fait de se situer avant ou après une frontière.
Dans notre travail d’accompagnement des personnes exploitées dans le cadre d’un réseau de traite, ce besoin de travailler avec l’Italie s’est très vite fait ressentir, et notamment afin de reconstruire le parcours des personnes, ce qui est important aussi au niveau administratif.

La réflexion autour des échanges de pratiques entre l’Italie et la France avait été initiée par la FNARS à l’époque, en 2013. Il y avait eu une journée d’études à la Villa Méditerranée où une réflexion avait été initiée autour du mouvement des personnes et des politiques qui sont mises en place, l’idée étant de permettre les échanges entre les opérateurs socio-légaux de nos deux territoires.

Ces échanges nous sont vraiment utiles et nécessaires en tant que travailleurs sociaux ou juristes, afin de comprendre comment fonctionne la procédure ici et là, mais à un niveau concret, pas uniquement à travers les textes.
Je suis convaincue que les travailleurs sociaux ont une connaissance et une observation de terrain très fine et des compétences très pointues, et c’est essentiel de partager ces observations.

Cela nous aide à répondre de manière plus performante aux besoins des personnes pour sortir du trafic, et aussi à apporter une réponse aux grandes institutions qui pensent à des directives et des textes qui parfois ne sont pas collés au terrain.

En fait, nous apportons une photographie du terrain qui nous permet de montrer qu’il y a des possibilités qui sont assez simples dans la gestion et l’accueil des personnes, et qui permet de lutter contre la traite d’une manière différente.

En 2019, nous avons participé à un voyage d’études à Palerme avec le socle des partenaires marseillais du réseau. Ces partenaires ont été identifiés parce qu’ils sont historiquement dans ce travail auprès des victimes de traite. D’autres se sont bien sûr rajoutés petit à petit.
Nous avons rendu visite à différentes associations mais nous avons aussi simplement visité la ville, les lieux de prostitution, etc. C’est une des images les plus vives que je garde de ce voyage. C’est important aussi de se faire une image de là où les personnes passent, là où elles sont reçues, ça aide.

Et récemment, en janvier 2022, nous nous sommes retrouvés de nouveau entre partenaires marseillais et italiens à Vintimille. C’était important pour nous de mieux comprendre, de visualiser comment s’effectuait le passage de la frontière. Cette dernière rencontre nous a permis de formaliser la création de notre réseau que nous avons choisi d’appeler « Beyond Borders ».

Ces rencontres régulières nous permettent aussi ensuite de rester en contact les uns les autres, et de pouvoir échanger des informations quand nous en avons besoin.
Bien sûr, tout se fait avec l’accord des personnes. Mais quand une personne raconte être passée par le dispositif d’asile italien, avec son accord, on recherche son dossier en Italie, on reconstitue le parcours, etc.
En tous cas, c’est toujours la personne qui est au centre de nos échanges, et je trouve ça à la fois génial et simple.

Avant 2021, c’était surtout nous qui contactions les services italiens, et depuis nous sommes de plus en plus sollicités par les italiens pour des femmes passés en France.
Quelque chose est en train de se modifier dans le parcours des personnes, et qui questionnent nos pratiques : on constate une errance extrême de ces personnes à travers l’Espace Schengen pendant des années et des années. Certaines sont arrivées en Europe depuis 2004 et continuent d’être exploitées par intermittence dans différents pays.

Pour moi, ce réseau est un vrai acte politique, un engagement de la société. Nous nous réunissons la prochaine fois les 7 et 8 avril à Marseille.