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Irène Mériaux, médecin généraliste au centre de santé communautaire Le Château en Santé à Marseille

Irène Meriaux est médecin généraliste au centre de santé communautaire Le Château en Santé, au parc Kalliste dans le 15ème arrondissement de Marseille, et au Centre de Planification et d’Éducation Familiale (CPEF) de la PMI de Frais Vallon, également à Marseille. Elle y accueille de nombreux patients exilés et travaille avec des interprètes pour surmonter les barrières linguistiques. Elle souligne l’importance de la non-parole comme mécanisme de défense psychologique chez les personnes en situation d’instabilité.

Bonjour Irène, est-ce que tu pourrais te présenter ainsi que les structures dans lesquelles tu travailles actuellement ?

Aujourd’hui j’exerce comme médecin généraliste au centre de santé le Château en santé, et plus spécifiquement comme médecin généraliste de santé sexuelle au CPEF de Frais Vallon, à Marseille.
J’ai participé à la création du projet du Château, depuis 2011, et j’y travaille depuis l’ouverture en 2018 à temps partiel.
J’ai une expérience assez diversifiée en tant que généraliste. Pendant mon internat, j’ai travaillé pendant six mois à « l’hôpital prison » (UHSI). Mon premier poste de médecin a été au sein de l’association Autres Regards, auprès de personnes en situation de prostitution. J’ai également travaillé au Spot d’Aides, et à l’association du Planning Familial. Mais j’ai aussi travaillé en libéral, à Marseille et à la campagne.
De par ma pratique, et les différents diplômes universitaires que j’ai passés, je me suis rapidement tournée vers les questions liées à la santé sexuelle, à la précarité et à la transmission des savoirs dans le champ de la santé.

Dans ta pratique actuelle, dans ces deux centres, reçois-tu des patients exilés ? Et si oui, comment arrivent-ils à tes consultations ?

Oui, je reçois beaucoup de patients exilés. Au Château en santé, je reçois surtout des personnes originaires du Nigéria, de Turquie notamment Kurdes, du Maghreb et des Comores.
Ces personnes se présentent au centre de santé parce qu’elles vivent à proximité. Il y a des résidents de la cité Kalliste, en particulier les personnes Kurdes et Comoriennes, mais il y a aussi des personnes en demande d’asile qui sont hébergés par des CADA dans des appartements en diffus au sein de la cité. Il y aussi des personnes qui vivent en squats dans la cité.

Au CPEF, les patients arrivent car ils habitent à proximité et sur orientation par d’autres professionnels du réseau.

Au Château, je reçois beaucoup de femmes victimes de violences sexuelles. Violences vécues dans le pays d’origine, sur la route de l’exil, ou qui continuent d’avoir lieu en France.
Je constate que beaucoup de femmes ont subi des IVG en Lybie, et en Italie, possiblement suite à des viols ou du sexe tarifé (échange de services).

Dans quelles conditions travailles-tu ? Est-ce que tu peux recourir à des interprètes ?

Au Château on travaille beaucoup avec les interprètes. Dans l’équipe, en interne, nous avons deux médiateurs en langue turque, kurde (Apo) et comorienne (Fatima). Habiba qui s’occupe habituellement de l’entretien du Château, parle arabe et nous aide beaucoup également. Pour toutes les autres langues, nous faisons appel à des interprètes par téléphone avec ISM et des interprètes en présentiel avec Osiris.

Au CPEF, le recours à l’interprétariat reste malheureusement très compliqué administrativement. Nous pouvons parfois avoir recours à des interprètes.

Pour certain·e·s de ces patient·e·s, es-tu la 1ère médecin généraliste à les recevoir en consultation après le parcours d’exil ? Quels constats peux-tu faire par rapport à cela ?

Oui je pense que ça arrive assez souvent. Mais je dirais que globalement, les patients qui viennent juste d’arriver en France sont en meilleure santé que la moyenne des patients que nous recevons, et qui, après des années d’errance en France et de grande précarité, sont plus abimés. Je pense que cela a déjà a été repris dans de nombreuses études mais les pathologies se développent souvent en lien avec l’ultra précarité dans laquelle vivent les gens.

A quoi es-tu la plus attentive lorsque tu reçois un·e patient·e avec un parcours d’exil ?

Je vais être attentive à sa situation administrative, c’est-à-dire à là où la personne en est dans son parcours en vue de l’obtention de papiers, parce que ces parcours-là fragilisent énormément les personnes. Et qu’il en découle aussi ses possibles revenus de subsistance : ADA, travail au noir ?
Je vais être également attentive à ses liens sociaux : est-elle en couple ? a-t-elle des enfants ? des ami.e.s ? une communauté ? Je vais aussi en fait m’attarder sur le logement : la personne est-elle en squat ? en CADA ? avec combien de personne dans le logement ? Est-il salubre ?
Et puis je vais lui demander si elle a des plaintes somatiques et prescrire des bilans systématiques, notamment des maladies sexuellement transmissibles. Je vais aussi tenter de percevoir si la personne a des problèmes de santé mentale.
Comme j’ai cet angle de vu en santé sexuelle, je vais systématiquement proposer de la contraception, et un bilan gynécologique (je vais expliquer les frottis, etc.).

Quels sont les plaintes somatiques principales de ces patient·e·s exilé·eFs qui consultent avec toi ?

En tant que centre de santé, nous faisons du soin primaire : nous sommes là pour les gens en premier recours. On constate que beaucoup de patient·e·s exilé·e·s consultent pour des symptômes de mal au dos, mal à la tête, même des exilé·e·s qui sont là depuis 20 ans, mais qui restent très précarisé·e·s et discriminé·e·s en France. Avec les médiateurs en santé, ça nous arrive aussi de parler d’autre chose, de leurs désirs dans la vie, les formations qu’ils et elles voudraient faire, etc. On le prend sous cet angle-là.

Nous recevons également une part importante de jeunes hommes du Nigéria qui nous demandent des prescriptions de médicaments anti-douleur avec des effets psychotropes (comme du Tramadol). J’ai lu dans un article qu’ils ont commencé à en prendre lorsqu’ils travaillaient sur des chantiers au Nigéria, pour tenir toute une journée. Ils évoquent beaucoup des douleurs dans le dos, ou ailleurs. Nous leur prescrivons cette molécule tout en discutant beaucoup avec eux de la prescription, de l’intérêt d’en prendre ou pas, de qu’est-ce que ça leur fait dans leur corps. Nous parlons aussi de leur souhait ou non d’arrêter, et de comment les accompagner dans un sevrage.

Que constates-tu chez ces patient·e·s avec un parcours d’exil du fait de ta spécialité en santé sexuelle ?

En ce qui me concerne, les patient·e·s viennent en présentant certains symptômes mais en verrouillant aussi énormément de choses, de leurs parcours, de leur quotidien en France.
Par exemple, pour ces patientes nigérianes probablement toujours dans les réseaux de traite, ça reste compliqué d’avoir accès à certaines informations. On observe des choses, mais on ne comprend pas toujours ce qu’il se passe.

Récemment, j’ai reçu une femme nigériane qui était persuadée d’être toujours enceinte, alors qu’elle avait fait une fausse-couche en Italie. On sentait qu’il y avait quelque chose de possiblement délirant autour de sa grossesse. Mais au final, je pense que tout simplement, rien n’avait été expliqué à cette femme, ou en tous cas pas dans sa langue, ou sans prendre le temps. Ou bien c’était son temps psychique, qui du fait de l’errance et de la précarité dans laquelle elle était, était beaucoup plus long à faire le deuil de cette grossesse.
Au Château, on explique beaucoup. On parle, mais on montre aussi des dessins, des objets contraceptifs (implants et dispositifs intra utérin).
Cette patiente présentait également un syndrome de stress post-traumatique. Elle était figée au niveau du visage, il y avait quelque chose de très étrange dans sa posture. Je lui ai demandé si elle avait été agressée, elle a pleuré, elle a dit oui, qu’elle avait été agressée durant les deux derniers jours. Mais elle s’est tout de suite reprise, parce qu’elle ne peut pas craquer, en tous cas pas tant que sa situation d’errance continue. J’ai proposé un accompagnement aux urgences ou au commissariat mais elle a refusé.

Je respecte beaucoup cette non-parole, je ne creuse pas trop. Ce sont des défenses psychologiques indispensables pour tenir lorsque les gens sont dans des états très instables. Et dans cette précarité, ce n’est pas le bon moment pour creuser tout ça. Je vois des personnes décompenser des années après une certaine stabilisation matérielle. Le temps psychique n’est pas le même que le temps matériel.

Établis-tu des liens entre l’apparition de certains symptômes et un possible trauma ?

Oui, bien sûr. Mais je ne suis pas une spécialiste du trauma. D’ailleurs j’aimerais beaucoup me former en ce sens. En fait, j’arrive très souvent aux « portes du trauma », parce que, dans ma pratique en santé sexuelle, je parle de fait très souvent de l’intime.
Je me demande souvent : est-ce que je vais plus loin ? est-ce que je vais rouvrir le trauma, ou est-ce que je passe la main à un thérapeute ? Je réfléchis beaucoup avec les gens de savoir si on parle de ça ou pas ? On réfléchit également beaucoup à ces situations en équipe. Nous avons des supervisions collectives et j’ai également une supervision individuelle.
Nous avons aussi en interne au Château une collègue conseillère conjugale et familiale qui accueille cette parole sur les traumatismes sexuels.

Globalement, on fait toujours attention à jusqu’où nous allons avec les patients.

Il faut comprendre que certaines personnes n’iront pas vers de la thérapie, ne comprennent pas pourquoi aller parler à un psychologue pourrait les aider. C’est dans notre culture occidentale d’aller « voir des psys ». Certaines patientes n’ont tout simplement pas le temps aussi. Je pense notamment à ces patientes qui ont plusieurs enfants et qui sont dans des vies très contraintes par la parentalité, sans trop d’espace pour autre chose. Alors en tant que lieu de soins de premier recours, on fait notre travail d’écoute active, en accueillant cette parole là où elle sort et au moment où elle sort.
En tous cas, lorsque ça arrive, lorsque des patient.e.s me racontent leurs expériences traumatiques, je fais toujours très attention à bien « refermer les psychismes avant qu’ils ne repartent dans le réel de leur vie », c’est-à-dire à bien clôturer l’entretien. Bon, tout cela est très intuitif, et vient en pratiquant !