ما کی هستیم ؟Kush jemi ne ?من نحن ؟Who are we ?Кто мы ?مونږ څوګ یو ؟ - Ვინ ვართ ჩვენ ? - Хто ми ? - Biz Kimiz ?

Evelyn et Bernard Granjon, pour le programme « Migration frontière transalpine » de Médecins du Monde à Briançon

Evelyn Granjon, pédopsychiatre et psychanalyste de groupe et de famille, et Bernard Granjon, pédiatre et gastroentérologue, ont une longue expérience d’animation de groupes de parole en France et à l’étranger pour Médecins du Monde. Ils reviennent dans cet entretien sur leur expérience d’animation d’un groupe de parole pour les bénévoles de Briançon pendant 4 ans.

Bonjour Bernard et Evelyn, pouvez-vous vous présenter brièvement ?

Bernard  : Je suis médecin, j’ai deux spécialités : la pédiatrie et la gastro-entérologie. Je ne suis pas psychiatre, personne n’est parfait ! Et j’ai fait un long parcours à Médecins du Monde (MdM).
Evelyn  : tu as été co-fondateur et Président de MdM. A ce titre-là, tu as fait pas mal de missions au Cambodge, en Afghanistan, en Turquie…
B  : J’ai commencé par l’Amérique centrale : le Salvador et le Honduras. Mais c’est au Kurdistan quand même que je suis resté le plus longtemps. 
E  : Je suis également médecin, pédopsychiatre. Ça, c’est pour le formation universitaire.
Je suis également psychanalyste de groupe et surtout psychanalyste de famille. J’ai travaillé en CMPP et CAMPS (pour les enfants jusqu’à 6 ans). Et, à un moindre niveau que Bernard, j’ai aussi fait quelques missions pour MdM : en Afghanistan, au Cambodge, au Rwanda, en Turquie, en Bosnie.

Comment, dans votre carrière, vous êtes-vous intéressés à la question des dispositifs groupaux ?

E  : Pour moi, c’est arrivé très tôt puisque cela fait partie de ma formation : j’ai une formation de psychanalyste de groupe. Avec d’autres, je suis à l’origine des dispositifs de thérapies familiales en France. Il y a très longtemps que je suis tombée dans la marmite !
B  : A MdM, nous avons mené des dispositifs de groupe dans certains pays où nous sommes intervenus. Il fallait faire quelque chose pour ceux qui étaient partis dans des missions très dures comme le Rwanda ou la Bosnie. Il y avait un taux de suicide important à MdM… Nous nous disions que nous étions responsables, et qu’il fallait assumer notre responsabilité.
E  : Dans le cadre de MdM, quand on est intervenant dans un pays, on peut difficilement se positionner comme thérapeute. Par contre, on peut agir sur la souffrance des équipes sur place.

Qu’est-ce qui vous a intéressé dans cette pratique en groupe ? Pourquoi cette démarche ? 

E  : Ce qu’il faut avoir en tête c’est que le traumatisme attaque les liens, et le lieu pour traiter les liens c’est le groupe. C’est cela qui donne un sens à la démarche que nous avons menée.

Qu’est-ce qui permet de refaire lien dans le travail groupal ?

E  : Un lien ce n’est pas qu’un fil entre deux ou plusieurs personnes, ça a un contenu, et ce contenu-là peut-être repris, absorbé, par des nouveaux liens de groupe.
Un groupe permet de recréer de nouveaux liens, qui absorbent ou prennent en compte le contenu des précédents liens, ceux-là mêmes qui avaient été touchés, attaqués, blessés par le traumatisme.
Le travail groupal prend en compte le contenu des liens qui ont été fracturés, et ce qui fait soin c’est qu’on peut les reprendre, les traiter dans un autre groupe.
Prenons l’exemple d’une personne qui a été traumatisée, et notamment dans sa famille, ou son groupe d’appartenance. Tu ne peux pas traiter ça dans le groupe familial parce qu’ils ne sont peut-être plus là. 
Mais cela peut être repris et traité dans un autre groupe que celui d’origine.
Ainsi, une thérapie familiale n’est pas une thérapie de la famille mais une thérapie groupale avec une famille.

Plus récemment, en France, MdM vous a sollicités pour intervenir à Briançon. Est-ce que vous pouvez nous expliquer le contexte de votre intervention ?

B  : Briançon se trouve à la frontière franco-italienne. Les migrants qui veulent passer cette frontière peuvent passer par le Sud, c’est-à-dire par Vintimille/Menton ou par la vallée de la Roya. Sinon, ils empruntent la route du Nord, c’est-à-dire en passant par les cols de Briançon, en particulier le col de Montgenèvre. C’est un passage très difficile, qui est rendu encore plus dangereux par la présence de forces policières, que les gens essaient d’éviter, et ils donc passent par des endroits très dangereux. 
MdM nous a appelés en 2016-2017 pour intervenir auprès des personnes migrantes, ce qui était logique. 
Mais finalement cela n’a représenté qu’une toute petite partie de notre activité là-bas. Car notre intervention s’est finalement tournée vers les aidants du Briançonnais, c’est-à-dire les personnes qui agissaient sur place pour aider les migrants qui venaient de faire le passage du col.
On a quand même fait quelques entretiens individuels avec certains migrants, mais c’est resté plutôt à la marge.

Pourquoi est-ce que votre action s’est plutôt tournée vers les aidants et pas vers les personnes exilées ?

E  : Non pas parce qu’il n’y avait pas besoin, puisque ces migrants qui arrivaient là avaient parfois plusieurs années de voyage derrière eux. Certains avaient traversé le désert, la Libye, la Méditerranée…C’est-à-dire que certains d’entre eux avaient vécu des traumatismes à répétition.
Mais, sur un plan plus logistique, ils ne restaient que peu de temps sur place : Briançon était un lieu de passage des migrants. En règle générale, après le passage de la frontière, les gens restaient 48h, et pouvaient trouver un lieu où se restaurer et dormir. Le passage par Briançon était pensé comme un lieu de transit d’où on continue sa route. Cela n’en rendait peut-être que plus difficile l’exercice d’ailleurs. Sur le plan des thérapies en tous cas, on s’est vite rendu compte que ce que l’on pouvait proposer n’avait pas lieu d’être.
Au début, et pendant assez longtemps, j’intervenais en duo avec le médecin. L’idée était que, à partir de sa souffrance physique, la personne puisse parler de ce qu’elle a vécu, évoquer certains évènements traumatiques ou pertes, et ensuite pouvoir continuer son chemin. Mais sans que nous posions des questions directes : il faut toujours respecter les défenses mises en place lors de traumatismes, afin d’éviter une « réactivation traumatique » ou une somatisation.
En revanche, nous nous sommes rapidement rendu compte que l’équipe, qui, elle, était là depuis longtemps, était en souffrance indiscutablement.
B  : Nous sommes arrivés dans un contexte où une très grande partie de la population briançonnaise se montrait très accueillante envers les personnes migrantes qui arrivaient. C’étaient les réflexes des montagnards : on ne va pas laisser quelqu’un mourir de faim ou d’épuisement dans la montagne. 
Et donc, dans les premières années après la fermeture de la frontière, il y avait beaucoup de gens qui intervenaient pour aider les migrants, une grosse mobilisation sur différents plans : j’ai rarement vu ça. Toute une ville était là pour aider les migrants.
E  : Et donc certains « aidants » se trouvaient en souffrance sans bien comprendre d’où ça venait.
B  : Quelques fois, c’était très basique. On nous disait : « à la maison, ça ne va plus du tout, mon mari me reproche de ne plus assez être à la maison, mes enfants se sentent délaissés. » Sans parler d’autres personnes qui nous parlaient de leurs insomnies et de leurs problèmes divers.

C’est donc comme cela que vous avez mis en place un groupe de paroles pour les aidants et les bénévoles de Briançon. Comment l’avez-vous présenté, comment fonctionnait-il ?

E  : C’était un groupe ponctuel mais fermé. Nous avons dit aux gens : « On va se rencontrer et essayer d’aborder le plus librement possible ce qui ne va pas ». C’était un lieu où chacun pouvait exprimer une souffrance, qu’il pouvait exprimer comme personnelle mais qui en fait était en lien avec la situation d’accueil de migrants. Nous nous rendions là-bas environ une fois par mois. Le groupe était ouvert à tous ceux qui intervenaient auprès des migrants.

B  : Nous avons été entre 5, le minimum, et 30. Le groupe durait environ deux heures. Nous nous réunissions après le repas du soir, et ça durait jusqu’à ce que les gens aient sommeil.

E  : 2 heures c’est ce qu’il faut, le temps que ça commence, que la première personne prenne la parole, ça prend du temps.

Comment se passaient les interactions dans le groupe ?

B  : Il y avait un partage : les gens se disaient « je ne suis pas le seul à ne pas dormir ». C’était une expérience riche. C’était très interactif. Nous étions là plutôt pour relancer une question, appuyer sur un point qui nous paraissait intéressant.

E  : On pouvait aussi relier deux prises de paroles qui a priori n’avaient rien à voir mais qui pour nous reprenaient quelque chose qui s’associait, qui faisait écho à ce qui était en partage. Certains participants pouvaient dire ce que d’autres n’arrivaient pas à penser, dont ils n’avaient pas conscience. Ils nous disaient : « notre famille est déséquilibrée », « je ne sais plus où j’en suis » mais parfois sans le mettre en rapport avec leur engagement humanitaire…

Comment reliez-vous la souffrance des aidants de Briançon à celle des personnes exilées qu’ils accueillaient ? 

E  : C’est là toute la question des effets du traumatisme. Le traumatisme est contagieux, ça ne touche pas que la personne qui a vécu un évènement traumatique. Tous ceux qui s’en approchent peuvent être contaminés par la violence, le choc traumatique. Au détour de ces groupes, quelques personnes, peu, ont demandé à nous rencontrer individuellement. Ce que nous avons tout à fait accepté. De façon ponctuelle car il n’était pas question de se lancer dans un suivi psychothérapeutique.

B  : L’un d’entre eux nous a invités chez lui pour parler. Il nous a parlé des horreurs qu’on lui racontait, notamment les personnes passées par la Libye. Et brutalement il s’est mis à pleurer parce que ça lui rappelait un souvenir de son enfance.

E  : C’est dire la contagion, la contamination de ces souffrances et de ces blessures. A quel point ça touche et déstabilise des gens par « réactivation traumatique » dans un véritable « télescopage » des effets traumatiques. Mais bien sûr on rencontre cela partout où des gens en souffrance sont reçus.
Yolanda Gampel, une psychologue israélienne, parlait de la contagion du trauma en donnant cette métaphore de la bombe atomique, qui produit une vague destructrice qu’aucune limite ne contient.
Un traumatisme ancien peut-être réactivé par la souffrance des autres.

Quels effets du groupe avez-vous pu constater sur les participants ?

E  : La règle du groupe était que tout ce que nous nous disions restait entre nous. Certains avaient trouvé un lieu où ils pouvaient parler et d’autres étaient totalement silencieux, mais ils écoutaient, étaient présents, et à partir de là associaient librement, et quelque chose évoluait aussi pour eux. Au fur et à mesure du temps des liens nouveaux s’établissent entre les membres du groupe, les échanges sont différents, ils se parlent autrement.
Je pense que le fait aussi que l’on vienne pour eux donnait un sens à ces groupes. Nous venions une fois par mois de Marseille. Nos visites étaient annoncées, il y avait un cadre, un créneau horaire. Ils étaient libres ou pas de venir, mais nous, nous venions pour eux.

Finalement la question des migrants était secondaire dans ce groupe ?

B  : Elle était présente mais plutôt en écho. 
E  : Les échanges partaient quand même toujours d’une situation difficile, d’un problème posé par un migrant. Par exemple, quelqu’un prenait la parole et parlait d’un migrant qui était « insupportable ».
A partir du récit de ce participant, on favorisait le fait que ça leur faisait penser à autre chose : donc un travail associatif. Autrement dit, nous n’étions pas là pour régler directement la situation concrète qui était évoquée. 
La souffrance évoquée dans le groupe, est bien sûr personnelle, individuelle. Ce n’est pas « je souffre de la blessure de l’autre, de ce qu’il a vécu », c’est « je souffre ». Et elle peut s’exprimer dans un lieu sécurisant, qui a des limites, et où la confidentialité est respectée.

Combien de temps a duré ce travail ?

B  : 4 ou 5 ans je dirai. Au début, la demande était énorme, et petit à petit ça c’est tari. En quelques années nous avons vu aussi les gens s’épuiser sur la durée. Les personnes ont préféré au bout d’un moment réserver leurs soirées pour eux.
C’est dommage aussi de voir ce qui s’est passé avec la nouvelle mairie : le durcissement de l’accueil, la police partout. Ce qui a aussi entrainé le découragement de nombreux bénévoles.