(D’après les notes de Myriam Marrache-Gouraud et Anne Delsuet.)
Etienne La Boétie (1530-1563) ami de Michel de Montaigne était un parfait humaniste renaissant, à la fois juriste, traducteur, poète et philosophe politique.
Le Discours est une œuvre de jeunesse, sa publication fut posthume et tronquée. A la lecture du Discours, il apparaît que l’auteur n’a pas envisagé ses diverses activités intellectuelles comme étant hétérogènes et cloisonnées. Sa réflexion politique au contraire élabore son originalité théorique dans le rapport que la rhétorique y entretient avec poésie, ainsi que dans la relecture des Anciens à laquelle il nous conduit.
Le Discours est un texte résolument contemporain dont l’originalité réside d’abord dans la formulation du problème : comment se peut-il que les hommes préfèrent se soumettre et souffrir le joug d’un seul homme, d’un tyran, plutôt que de s’y opposer ? Le sentiment de liberté n’est-il pas une prérogative de la nature humaine ? Comment cette situation peut-elle définir si souvent la condition des hommes, si elle contredit la nature des hommes, si elle contredit leur nature ?
La servitude volontaire n’est en effet, à comprendre ni comme contrainte, ni comme obéissance, elle met en jeu notre propre capacité à assumer notre liberté. Ce concept prendra sens tant dans la réflexion politique que dans la psychologie, la vie affective que les rapports sociaux. Le Discours se dessine rapidement comme un essai de psychologie politique qui interroge les causes de cette servitude humaine.
La servitude contrainte relève de l’accident et résulte de circonstances désavantageuses, de la fortune la plus arbitraire que nulle vertu ne peut rectifier. Cette servitude du dehors, ce n’est pas la force du tyran qui contraint les sujets mais leur propre force, que ces hommes concèdent au tyran, qui les asservit. Il n’a de pouvoir sur eux que par eux ; la servitude volontaire est une autocontrainte.
« Cherchons donc par conjecture (…) comment s’est (…) enracinée si profondément cette volonté de servir si opiniâtre qu’il semble maintenant que l’amour même de la liberté ne soit pas si naturel. »
La servitude volontaire naît de cette incapacité à renoncer à l’immédiateté de la jouissance présente. Elle se nourrit de la répétition, de l’habitude oublieuse qui dénie la temporalité et la mémoire de soi-même, faisant disparaître notre naturel désir de liberté.
Ce n’est pas le tyran qui est à l’origine de la tyrannie, mais l’exercice du pouvoir qui favorise l’existence des tyrans. Par conséquent, la question à privilégier n’est pas tant celle de l’origine du pouvoir que celle de son exercice. Que le tyran ait acquis ce pouvoir par « l’élection du peuple », « par la force des armes » ou « par hérédité », la façon donc de gouverner est toujours semblable » « et s’apparente à une monocratie où le pouvoir d’un seul dénature l’autorité souveraine et ne répond pas à l’essence publique du politique. Comment peut-on parler de « république » là ou « tout est à un » ?
La Boétie formule une objection à une explication de la tyrannie par la force et la crainte. Le tyran est seul mais les hommes asservis sont nombreux. L’aspect numérique du peuple établit un rapport de force qui insiste sur la multiplicité des sujets face à un seul…
Dans son sens général le peuple désigne tous les individus qui ne sont pas le tyran. Il ne s’agit pas d’une unité constituée du corps politique. Les peuples fortifient le tyran en fantasmant sa force, inconscients de la responsabilité morale et politique qui est la leur.
Ainsi les procédés de la domination ne se réduisent pas à la pratique du pouvoir tyrannique mais dépendent surtout du caractère volontaire de la servitude du peuple. L’originalité de la thèse de La Boétie porte sur le fait que c’est précisément le peuple qui peut alternativement conférer au tyran les fonctions de détenteur ou d’obligé du pouvoir.
L’action destructrice du tyran est directement ou indirectement attachée à l’action de ceux qui se laissent asservir et ce même si elle est accentuée par une collaboration active de certains sujets, « les tyranneaux ».
Parce que les hommes se comportent en esclaves entrainés au départ par des circonstances extérieures, ils deviennent esclaves et restent esclaves. La puissance du tyran repose sur la corruption du peuple dont la domination s’intériorise en servitude volontaire. C’est en effet, le rôle de la coutume et de l’habitude que de loger le tyran en chaque conscience individuelle comme dans la conscience collective. Habitude et coutume jouent « un rôle funeste » en ce qu’elles endorment « les semences du bien que la nature met en nous ». D’oppresseur qu’il était, le tyran devient l’extériorisation du propre désir de servitude des sujets.
La puissance du tyran augmente au fur et à mesure que les citoyens valeureux sont écartés et que la société se disperse. « Le tyran ne pense jamais sa puissance assurée tant qu’il n’est pas parvenu au point où il n’a plus pour sujets que des hommes sans valeur ».
Il n’y a pas de sujet privilégié de la tyrannie, chaque homme devient à son échelle un sujet tyrannisé par un désir, subissant et exerçant la domination. Le fantasme de l’Un, ce n’est pas seulement celui du tyran, c’est aussi celui de chaque homme qui devient toujours le tyranneau d’un autre.
En conséquence la société des hommes ne connaît plus de réelle cohésion, elle n’est plus une société civile, lieu par excellence du politique, qui désignait chez les Grecs l’espace de la délibération et de la gestion des affaires communes par les citoyens libres et égaux. Elle veut ignorer à présent son histoire et son héritage culturel.