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Lalo Schifrin, Lalo Schifrin, entretien avec Georges Michel, 2005, pp. 58-59.

J’ai fait ma demande de passeport. A Buenos Aires, on doit le retirer auprès des services de police. Un jour je reçois par courrier l’ordre de me rendre à la Section spéciale des activités anti-argentines. Heureusement que j’ai pu intercepter la convocation pour éviter à mes parents de s’inquiéter, mais je n’en menais pas large ! Le régime de Perón était redoutable. Il utilisait les concierges comme indics du ministère de l’Intérieur. Il suffisait qu’il y ait plus de quatre personnes chez moi pour qu’ils croient que nous préparions une conspiration, alors que nous parlions de musique ou de sujets inoffensifs. La Section spéciale était connue pour ses tortionnaires : ils passaient des tangos très forts pour couvrir les cris des torturés.

J’ai téléphoné à un ami avocat, plus âgé ; il avait des contacts avec le gouvernement. Je lui ai dit que je redoutais de me rendre à la Section spéciale. Il m’a persuadé d’y aller. Il m’attendrait dans un café juste en face. Je devais y être à dix heures du matin ; si je n’étais pas ressorti au bout de deux heures, il passerait un coup de fil à quelqu’un. Je rentre dans le bâtiment en tremblant, prends l’ascenseur, tombe sur un couloir avec des bancs devant chaque bureau, un policier en uniforme devant chaque entrée. Je prend un numéro et attends. A un moment, le son du tango me parvient du sous-sol. J’étais prêt à tout annuler, à renoncer à la France ! C’est mon tour. Dans la pièce – au mur, une photo de Perón et d’Evita -, un type à moustaches, habillé de gris avec des bottes, me prie de m’assoir. Il me demande si je connais telle personne. « Non. » Je tremblais. Et telle autre. « Oui, c’était l’un de mes camarades dans le secondaire. »
« Tu sais qu’il est membre du Parti communiste ? »
« Non, je ne le savais pas. »
« Et lui tu le connais ? »
« Oui. »
« Comment l’as-tu connu ? »
« A la fac de droit. Il tape les cours des professeurs et je lui en achète des copies. »
« Tu sais qu’il est anarchiste. »
« Non. »
Il y avait une organisation anarchiste à Buenos Aires ; je croyais qu’elle avait disparu. Le F.O.R.C.A. Je ne me mêlais pas de politique, même si la situation était mauvaise. Je pensais que cela ne pouvait pas mener à grand-chose. [… ]

Donc, le type m’interroge toujours. Je me rends compte qu’il pose des questions au hasard. Convaincu finalement que je ne savais rien, il me dit en me tutoyant familièrement : « Tu as demandé un passeport, pourquoi ? » je réponds que c’est pour voyager en France. « Pour y faire quoi ? » Je lui montre ma lettre d’admission au conservatoire. « Il n’y à pas de bonnes écoles en Argentine ? » Là j’ai été inspiré. Connaissant le chauvinisme de l’administration de Perón, j’ai fait mon numéro : « Vous vous rendez compte, l’honneur que c’est, pour un argentin, d’être admis dans l’une des institutions les plus prestigieuses du monde ! « Il me regarde, ouvre le tiroir du bureau ; je vois mon passeport. Il le tamponne et le signe.