Italo Svevo, La Conscience de Zeno, 1973, p. 135.
Tullio se remit à parler de son traumatisme, qui était aussi sa principale distraction. Il avait étudié l’anatomie de la jambe et du pied. Il m’expliqua en riant que, pour peu qu’on marchât à bonne allure, la durée d’un pas n’excède pas une demi-seconde, et que, pendant cette demi-seconde, cinquante-quatre muscles entrent en jeu : pas un de moins ! Ma pensée chavira et tout aussitôt se porta à mes jambes pour y chercher la monstrueuse machine. Elle la trouva. _ Bien sûr je ne distinguai pas les cinquante-quatre rouages, mais j’eus conscience d’une complication inextricable d’où mon attention tendue bannissait toute ordonnance.
Je sortis du café en boitant et, plusieurs jours durant, je boitai. Marcher était devenu pour moi un exercice fatigant, douloureux même. Il me semblait que l’huile manquait à cet enchevêtrement d’organes et qu’ils s’usaient l’un contre l’autre à chaque mouvement. Quelques jours après, je fus atteint d‘un mal plus grave qui me fit oublier le premier. N’empêche qu’aujourd’hui encore, si quelqu’un me regarde marcher, les cinquante-quatre mouvements s’embarrassent et j’ai l’impression que je vais tomber.