Honoré Balzac, Eugénie Grandet, 1983, p. 243.
A force de rouler à travers les hommes et les pays, d’en observer les coutumes contraires, ses idées se modifièrent et il devint sceptique. Il n’eut plus de notions fixes sur le juste et sur l’injuste, en voyant taxer de crime dans un pays ce qui était vertu dans un autre. Au contact perpétuel des intérêts, son cœur se refroidit, se contracta, se dessécha. Le sang des Grandet ne faillit point à sa destinée. Charles devint dur, âpre à la curée. Il vendit des Chinois, des Nègres, des nids d’hirondelles, des enfants, des artistes ; il fit l’usure en grand. L’habitude de frauder les droits de douane le rendit moins scrupuleux sur les Droits de l’Homme. Il allait alors à Saint Thomas
[1] acheter à vil prix les marchandises volées par les pirates, et les portait sur les places où elles manquaient. Si la noble et pure figure d’Eugénie l’accompagnant dans son premier voyage comme cette image de Vierge que mettent sur leur vaisseau les marins espagnols, et s’il s’attribua ses premiers succès à la magique influence des vœux et des prières de cette douce fille ; plus tard, les Négresses, les Mulâtresses, les Blanches, les Javanaises, les Almées
[2], ses orgies de toutes les couleurs, et les aventures qu’il eut en divers pays effacèrent complètement le souvenir de sa cousine, de Saumur, de la maison, du banc, du baiser pris dans le couloir.