Lettre de Sigmund Freud à Albert Einstein in « Anthropologie de la guerre », Sigmund Freud/Alain Badiou, Paris : Fayard, 2010, coll. Ouvertures bilingue, 350 p., Paris : Le Livre de Poche, 2011, 320 p.
Cette lettre est une réponse à une proposition de correspondance d’Albert Einstein, alors membre de la Commission Internationale de la Coopération Intellectuelle1. Einstein pose le problème de la sauvegarde de la paix et propose à son ami Sigmund Freud d’y apporter des solutions sous l’angle de la psychologie. Selon lui, un des obstacles à la paix réside dans de « puissantes forces psychologiques ». Il interroge Freud : « Existe-t-il une possibilité de diriger le développement psychique de l’homme de manière à le rendre mieux armé contre les psychoses de haine et de destruction ? ». Freud s’intéresse aux notions de « Droit » et de « Violence », qui sont selon lui des notions contraires mais qui sont dérivés l’une de l’autre. C’est par l’union de plusieurs faibles contre la violence d’un fort, par la transmission du pouvoir d’un seul à plusieurs individus formant une unité, que l’on passe de la violence vers le droit. Mais des conditions sont nécessaires : « l’union du nombre doit être stable et durable » et « la communauté doit être maintenue en permanence » avec recours à des actes de violences conformes aux lois. Deux facteurs assurent donc la cohésion d’une communauté : la contrainte de violence et les relations de sentiments qui unissent les individus. Mais ce modèle n’est possible que dans le cas où les individus sont de force égale, ce qui n’existe pas dans la pratique : « la guerre et l’assujettissement créent des vainqueurs et des vaincus, qui se transforment en maîtres et esclaves ». Le droit de la communauté exprime donc des pouvoirs inégaux avec des lois faites par et pour les dominants. Dans ce contexte instable, le droit peut rebasculer vers la violence :
Un dominant peut chercher à prendre le pouvoir sur d’autres dominants,
entraînant le retour d’un règne de violence,
Le peuple peut revendiquer l’égalité des droits pour tous, entraînant
insurrection et guerre civile avec suppression de toute forme de droit. Ainsi le recours à la violence ne peut être évité dans la résolution de conflits d’intérêt même à l’intérieur d’une même communauté. Freud en arrive à la même conclusion qu’Einstein : « Il n’est possible d’éviter à coup sûr la guerre que si les hommes s’entendent pour instituer une puissance centrale aux arrêts de laquelle on s’en remet dans tous les conflits d’intérêt. » La Société des Nations a bien été créée dans ce sens mais Freud regrette qu’elle n’ait pas de force d’action propre puisque seuls les états membres peuvent lui attribuer une force. Il reconnaît cependant que la SDN représente dans l’histoire de l’humanité la première tentative qui consiste à acquérir l’autorité en faisant appel à des principes idéaux et non à la force. Freud reprend le constat d’Einstein « L’homme a en lui un besoin de haine et de destruction » et classe les instincts de l’homme en deux catégories, qui ne peuvent s’affirmer isolément : l’instinct de conserver et d’unir et celui de détruire et de tuer. « Ces pulsions [d’amour et de haine] sont tout aussi indispensables l’une que l’autre, c’est de leur action conjuguée ou antagoniste que découlent les phénomènes de la vie ». Ainsi pour entrer en possession d’un objet aimé, l’homme pourrait avoir besoin de recourir à l’agression.
Freud en arrive à la conclusion que l’on ne peut pas supprimer les penchants destructeurs de l’homme mais qu’on peut essayer de les canaliser pour éviter les guerres en faisant appel aux penchants opposés, les liens sentimentaux qui unissent les hommes. Pour lutter contre les abus d’autorité évoquée par Einstein et lutter contre les guerres, Freud propose que les dirigeants puissent travailler en étroite collaboration avec une autorité de penseurs indépendants sans appétit de pouvoir qui prendraient les décisions auxquels les dirigeants devraient se soumettre. Il fait probablement ici une proposition du rôle que pourrait tenir la CICI. Avant de conclure, Freud pose la question de la guerre d’un point de vue plus personnel, en tant que pacifiste : « Pourquoi nous élevons-nous avec tant de force contre la guerre, vous et moi et tant d’autres avec nous, pourquoi n’en prenons-nous pas notre propre parti comme de l’une des innombrables vicissitudes de la vie ? et il répond : « parce que tout homme a un droit sur sa propre vie, parce que la guerre détruit des vies humaines chargée de promesses, place l’individu dans des situations qui le déshonorent, le force à tuer son prochain contre sa propre volonté, anéantit de précieuses valeurs matérielles ». La conclusion de Freud est optimiste. La solution contre la guerre réside dans le développement de la Culture. « Les transformations psychiques qui accompagnent le phénomène de la culture, sont évidentes et indubitables. Elles consistent en une éviction progressive des fins instinctives, jointe à une limitation des réactions impulsives. »