Il fallait surtout construire une conception de nouvelle de la géopolitique et la distinguer de la géographie. Certes, il n’était pas possible de s’opposer à cette mode médiatique de la géopolitique qui reste encore aujourd’hui un phénomène essentiellement français, sans grand rapport avec une influence croissante des géographes. La géopolitique telle que je la définis, analyse et explique les rivalités de pouvoirs sur des territoires géographiques, qu’ils soient de grande ou de petite taille, en prenant notamment en compte les arguments qu’avancent à tort ou à raison les protagonistes, chacun d’eux avançant des représentations, des droits historiques plus ou moins anciens, pour justifier son action. A l’importance qu’il convient d’accorder aux structures politiques de chacun de ces pouvoirs rivaux (ce que font fort bien les politologues), à l’analyse de leurs droits historiques, plus ou moins imaginaires (ce dont se chargent les historiens), il faut absolument ajouter la prise en compte de différents niveaux d’analyse spatiale, ce que je considère désormais comme un outil essentiel du raisonnement géographique , ne serait-ce qu’en raison des phénomènes de mondialisation et des contrecoups des conflits qui s’y déroulent sur de petits territoires avec des rapports de forces d’envergure planétaire. En la matière, la géographie telle que je l’entends est aujourd’hui d’une utilité majeure pour l’analyse du conflit géopolitique, en substance de toute rivalité de pouvoirs sur les territoires. (p.46)
En dépit des apparences soigneusement entretenues, les problèmes de la géographie ne concernent pas que les géographes loin de là, mais, en fin de compte, tous les citoyens. Car ce discours pédagogique qu’est la géographie des professeurs, qui apparaît d’autant plus fastidieux que les mass media déploient leur spectacle du monde, dissimule, aux yeux de tous , le redoutable instrument de puissance qu’est la géographie pour ceux qui ont le pouvoir.
Car la géographie sert, d’abord, à faire la guerre. Pour tout science, pour tout savoir, doit être posée la question des préalables épistémologiques ; le processus scientifique est lié à une histoire et il doit être envisagé d’une part dans ses rapports avec les idéologies d’autre part comme pratique ou comme pouvoir. Poser d’entrée de jeu que la géographie sert, d’abord à faire la guerre n’implique pas qu’elle ne serve qu’à mener des opérations militaires ; elle sert aussi à organiser les territoires non seulement en prévision des batailles qu’il faudra livrer contre tel ou tel adversaire, mais aussi pour mieux contrôler les hommes sur lesquels l’appareil d’Etat exerce son autorité. (56-57)
Certes, au temps d’Hérodote, le mot géographie n’existe pas encore. Il a été forgé par Eratosthène – avec le sens de dessiner la terre (faire des cartes) – et celui-ci a été le premier à en calculer presque exactement la circonférence. Istoréo est le mot qu’emploie Hérodote pour désigner ses enquêtes et le travail qu’elles nécessitent : il ne signifie pas au sens premier « faire de l’histoire », mais observer rapporter, raconter ce que l’on a vu ou ce qui s’est passé. (pp. 66-67)
Pour la première fois publié en 1976 par François Maspero réédité en 2012 cet ouvrage fait référence. Ce texte est contemporain d’Hérodote revue de géographie et de géopolitique fondée cette même année par Yves Lacoste.