Annette Wieviorka nous permet de comprendre les diverses figures du témoin en isolant trois grands ensembles successifs : le premier concerne le témoignage légué par ceux qui n’ont pas survécu aux événements dont ils ont pourtant rendu compte ; le deuxième articulé autour du procès Eichmann, montre comment la figure du témoin émarge dans nos sociétés ; le troisième interroge l’évolution dans nos sociétés de cette figure parvenue à ce qu’elle appelle l’ère du témoin…
Durant les premières années d’après guerre, les témoins veulent rappeler ce qui s’est passé, mais ne sont guère entendus. A partir du procès Eichmann, les témoignages sont au contraire sollicités, dans une perspective judiciaire. Enfin, à l’ère du témoin, le témoignage relève d’un véritable impératif social et non plus d’une nécessité intérieure.
Sa réflexion, sur le livre de Elie Wiesel « La Nuit » retient particulièrement notre attention* tant elle permet à l’historien de penser l‘articulation entre le témoignage et sa relation à la littérature.
Ce texte a connu deux versions. Une première écrite en 1954 et publiée en Argentine en 1956 sous le titre Et le Monde se taisait, une seconde La Nuit publiée en 1958 par Jérôme Lindon aux éditions de Minuit. La différence entre les deux récits tient au fait que la version yiddish (276 pages) est attentive aux détails alors que l’ouvrage en français est plus elliptique (178 pages). Les éléments factuels sont identiques mais les deux récits sont porteurs de significations différentes. En s’appuyant sur les deux textes Annette Wieviorka montre comment le premier s’inscrit dans la lignée des témoignages de l’après-guerre, il singe une renaissance affirmant la lutte nécessaire contre l’oubli, le survivant brise l’image de la mort, il veut vivre, il écrit pour que le monde se souvienne.
Dans La Nuit en revanche le survivant est tout à la fois mort et vivant, personnalité clivée, qui tout en continuant son chemin est accompagné par son double mort comme par son ombre.
La Nuit apparaît comme la matrice paradigmatique du thème du silence, décliné dans toutes ses dimensions : existentielle, théologique, littéraire sur la Shoah et sa littérature. C’est ainsi que les très abondants commentaires de La Nuit déploient leur réflexion autour du mystère du silence de Dieu face au mal, du mutisme de la mort et l’impossibilité du langage à rendre compte du génocide : ces événements seraient innommables, irreprésentables, indicibles. » Le yiddish une langue anéantie, de moins en moins parlée/lue, un monde qui disparaît avec la catastrophe de la Shoah.
En passant d’une langue à l’autre Elie Wiesel paierait son entrée dans la littérature, devenant témoin survivant et écrivain. Dans ses écrits, ses conférences, ses différents textes, il continue à témoigner du monde yiddish disparu.
Son premier livre selon Rachel Ertel a eu pour lui une fonction cathartique : « Il lui a rendu la parole mais une parole autre. Pour cela il lui a fallu traverser deux fois la mort : il est un rescapé de la mort physique, il est un rescapé de la mort de la langue. »
Alors écrit Annette Wieviorka « La question de la langue du témoignage est fondamentale. […] La question de la langue est au cœur de la double question cruciale pour l’historien : d’où témoigne t’on ? de quoi témoigne t’on ? » et peut-être faudrait-il rajouter cruciale pour le thérapeute avec la question du comment témoigne t’on ?
* Lire les pages 53 à 70.