Rithy Panh avec Christophe Bataille, Paris : Grasset, 2011, 333 p.
Rithy Panh avait 13 ans en 1975 lorsque les khmers rouges ont pris le pouvoir au Cambodge, il quitte le pays en 1979 après la chute de ce régime.
Dès le 17 avril 1975, il perd assez rapidement le contact avec sa famille, qui est alors dispersée. Sa vie se déroulera au rythme de la destruction des populations, dans des conditions dégradées et dégradantes où l’existence est des plus précaires. Il revient sur cette période dans ce livre, après avoir réalisé un film : « S 21, la machine de mort khmère rouge. » "A Duch aussi, je demande s’il cauchemarde, la nuit, d’avoir fait électrocuter, frapper avec des câbles électriques, planter des aiguilles sous les ongles, d’avoir fait manger des excréments, d’avoir consigné des aveux qui sont autant de mensonges, d’avoir fait égorger ces femmes et ces hommes, les yeux bandés au bord de la fosse, dans le grondement du groupe électrogène. Il réfléchit puis me répond, les yeux baissés : « Non. » Plus tard, je filme son rire. " "Je n’aime pas le mot « traumatisme », qu’on ne cesse d’utiliser. Aujourd’hui, chaque individu, chaque famille a son traumatisme, petit ou grand. Dans mon cas, c’est un chagrin sans fin : images ineffaçables, gestes impossibles désormais, silences qui me poursuivent." Le ton du livre, du récit, du témoignage est donné dans ces deux phrases. L’adolescent est déraciné de son milieu, « le nouveau peuple », c’est à dire ceux qui ont été transformés par le développement du Cambodge, pour être sous l’autorité de l’« ancien peuple », le peuple khmer originaire, la classe révolutionnaire, et pour subir l’action exterminatrice des khmers rouges.
Le récit de la vie dans les campagnes et les montagnes, où « le nouveau peuple » est déplacé, montre la dégradation des conditions de vie : la nourriture manque et la faim est constante, le corps ne rencontre aucun endroit pour réellement se reposer, il est recouvert d’habits noirs, exclusivement, la maladie est soignée par des moyens totalement dérisoires, les thérapeutiques venant de la science, des pays occidentaux
sont rejetées. Rithy décrit comment à deux reprises au moins sa vie est mise en danger. Ces descriptions alternent avec les interrogatoires, les interviews de Duch dans les propos duquel rien ne se rattache à la moindre humanité. Le tortionnaire avait une tâche à remplir, il l’exécute consciencieusement. Il avait reçu cette mission des dirigeants des Khmers Rouges, il s’en revendique et y dissimule sa propre responsabilité. Le livre est aussi le récit de la confrontation entre les deux hommes. Duch ne cède rien, Rithy lui fait face : « Je n’ai retenu que deux plans pour filmer Duch : face à la caméra ; et légèrement de biais. Le dispositif est serré.
Austère. Au tout début, Duch me regarde à peine. Il se détourne, ou fixe le mur opposé. Je lui dis : « Je ne peux pas fixer que votre oreille ! Il va falloir me regarder ! » Il sursaute. » Rithy Panh, vers la fin du livre : « Le tribunal l’a condamné à une peine très relative. S’il était un révolutionnaire et un homme courageux, il aurait dit la vérité... » Il avait demandé la relaxe. Alors : « Pourquoi cet homme, qui n’a relâché personne du centre S 21, qu’il a dirigé avec tant d’application, demande-t-il la relaxe ? « Je m’applique, je ne transgresse pas la discipline ».
Primo Levi, lui aussi, n’a rencontré que des « fonctionnaires » dans les camps de concentration.