Barbara Cassin, directrice de recherche au CNRS, est philologue et philosophe, spécialiste de philosophie grecque, et travaille sur ce que peuvent les mots.
L’Eloge de la traduction est un recueil d’articles publiés certains récemment, d’autres il y a plus de vingt années. Ce livre permet de mieux comprendre le parcours intellectuel de Barbara Cassin, ses rapports à la langue et à la traduction par exemple.
Par ailleurs la lecture de ces textes représente une introduction pour le profane, nécessairement intrigué par ce volume épais (plus de 1500 pages) qu’est le Vocabulaire européen des philosophies : Dictionnaire des intraduisibles, un livre dont elle a dirigé l’édition ).
Extraits de « Eloge de la traduction » :
Sur l’homonymie
Desmond Tutu, comme Thucydide, pointe la « guerre civile des mots », lorsqu’il constate dans sa préface » aux travaux de la Commission Vérité et Réconciliation que, pendant l’Apartheid, on a nommé « terroristes » indistinctement ceux qui étaient coupables d’actes de terrorisme et ceux qui luttaient par des moyens légaux et pacifistes, en les confondant sous une catégorie unique de « personnes à tuer ».
(Chapitre Eloge de l’homonymie, p. 40)
Sur le traducteur entre écrivain et lecteur
« Ou bien le traducteur laisse l’écrivain le plus tranquille possible et fait que le lecteur aille à sa rencontre, ou bien il laisse le lecteur le plus tranquille possible et fait que l’écrivain aille à sa rencontre », et je choisis avec Schleiermacher l’intranquillité de la première voie.
(Chapitre Eloge des intraduisibles p. 49-50)
Sur la traduction et le sens
La traduction – interpretatio, disent les Latins – est et n’est que le sommet d’un l’iceberg. En amont de la traduction grouille cette série d’interprétations qui sont matérialisées et encloses dans la lettre du texte à traduire. Le traducteur interprète, il opère un choix. Le retraducteur fait voir le choix de celui qui le précède comme un choix. Les traducteurs sont co-producteurs de sens, co-auteurs pleins d’ « autorité » justement, ils « augmentent » le sens en illustrant la langue. Il faut apprécier ces interminables discussions aigres douces, parfois odieuses, entre traducteurs, re-traducteurs et re-re-traducteurs, celles de Bollack* autant que celles de Meschonnic*, comme des témoignages d’intelligence interprétative. L’opération supplémentaire qu’est la traduction a la vertu de mettre à plat et à nu les décisions encloses dans la lettre et qui passent à l’as parce qu’elles ont l’air d’aller de soi. La traduction est rarement la pointe de le « fixion », fiction-fixation du sens.
(Chapitre Eloge de l’homonymie, p. 119)
* Jean Bollack, né à Strasbourg le 15 mars 1923 et mort à Paris le 4 décembre 2012 , est un philosophe, philologue et critique français.
Henri Meschonnic, né à Paris le 18 septembre 1932 et mort à Villejuif le 8 avril 2009, est un théoricien du langage, essayiste, traducteur et poète français.
Sur l’universalité
A vrai dire, je n’accepte l’universel qu’à une condition : comprendre pourquoi et comment il est relatif. Le bon universel n’est pas bon tout court, il est « meilleur pour » ici et maintenant : je propose de l’appeler « universel dédié ».
J’en ai trouvé le plus fort exemple à notre époque et le plus politique dans la Commission Vérité et Réconciliation qui a marqué la fin d l’apartheid en Afrique du Sud. Son président Desmond Tutu a choisi explicitement, en théorie comme en pratique, non pas la Vérité, mais l’une d’entre les vérités possibles. A la vérité factuelle du tribunal (foren-sic), faite pour le dehors, pour le forum), à la vérité « personnelle et narrative » des récits de chacun lors des auditions qui fendaient le cœur, à la vérité « sociale » obtenue par la confrontation entre victimes et bourreaux, la Commission a préféré le vérité qui « soigne et qui restaure ». Elle a estimé que sa tâche n’était pas d’établir la vérité historique, mais de produire enough of the thruth for, « assez de vérité pour », pour fabriquer un consensus sur lequel et avec lequel construire le nouveau peuple arc-en-ciel. « We believe we have provided enough of the truth about our past for there to be consensus about it », « nous croyons que nous avons fourni assez de vérité concernant notre passé pour qu’il y ait consensus à son sujet ». « Assez de vérité pour » : la caractéristique essentielle de ce type de vérité est d’être, non pas une vérité-origine, mais une vérité résultat, une performance de vérité, comme un discours est une performance de langue.
(Chapitre Eloge du relativisme conséquent, pages 150/151)
Art moyen
Mais j’inquiéterais volontiers cette harmonie, régnant dans l’éthique aristotélicienne et devenue un fondamental pour convivialistes de bonne volonté, au moyen d’un propos un peu moins convenu rencontré avec Alain Fleischer filmant Jean-Luc Godard, Morceaux de conversation, Godard propose de définir le cinéma, un art scope entre télescope, en prise sur l’infiniment grand, et microscope, en prise sur l’infiniment petit, comme l’ « art de l’infiniment moyen ». In medias res, voilà que l’on peut commencer par le milieu, et que pour autant il n’y a rien de fini.
(Chapitre Eloge du relativisme conséquent, p. 159)
La traduction, changement d’un état à un autre
La traduction « met en considération » l’autre et trame la diversité, bien au-delà du politiquement correct. Comme chez Homère, où celui qui arrive en face peut à chaque fois être un dieu, une langue quelle qu’elle soit est souveraine.
De plus, ou de même, chaque traduction – et tout traducteur le sait – vous engage dans le plus d’une possibilité. Il y a plus d’une traduction possible. Non seulement parce qu’il s’agit de savoir quand, pourquoi, pour qui vous traduisez : mais aussi parce que, chaque langue étant un tissu d’équivoques, une seule phrase, syntaxe et sémantique, est grosse de plusieurs perceptions, directions, significations (« sens » donc). Il peut y en avoir de bonnes, de mauvaises et surtout de meilleures que d’autres. Il y a plusieurs traductions bonnes et la traduction, ainsi liée à l’interprétation, enseigne le « relativisme conséquent ».
Il y a y une meilleure traduction pour faire - pour servir à faire entendre ceci ou cela, ainsi. Le relativisme conséquent implique de passer de l’idée d’une Vérité unique, de la vérité, et donc de l’idée qu’il y a un vrai ou un faux, à l’idée qu’il y a un « plus vrai », un meilleur pour », un « comparatif dédié » dans une situation donnée. Le savoir-faire des traducteurs, celui des bons professeurs et des bons politiques : « faire passer d’un état moins bon à un état meilleur », meilleur pour une texte, un individu, une cité, mais en rien plus vrai…
(Chapitre Eloge du relativisme conséquent p. 224 et 225).