Alors que va s’ouvrir à Paris le procès pour « crimes contre l’humanité » d’un ancien commandant de l’Ulimo, sanguinaire groupe rebelle au cœur de la guerre civile libérienne. Ce procès nous renvoie à un contexte qui est la toile de fond d’un roman d’Ahmadou Kourouma « Allah n’est pas obligé… » paru en 2000, quelques années après la fin de la guerre au Liberia.
Ce groupe, l’Ulimo, ses opposants, ses alliés, et les autres acteurs de ce conflit cités dans la brève qui annonce ce procès ne sont pas inconnus de ceux qui ont lu le roman d’Amadou Kourouma. Il écrit ce récit à la demande d’adolescents démobilisés en Somalie. Il choisit un territoire qu’il connaît, l’Afrique de l’Ouest, et une guerre qui s’achève à peine… Sur une réalité historique Ahmadou Kourouma pose un récit fictionnel vertigineusement juste. Il y témoigne de l’abomination des enfants soldats, des processus de recrutement, de l’errance et de l’effroi, de l’emprise, de la barbarie, des transgressions absolues de tous les tabous, de la destructivité fondamentale d’un être humain alors qu’il grandit encore.
Il donne voix et corps à Ibrahima, 12 ans, « enfant de la rue sans peur ni reproche » qui traverse ce territoire en guerre, parti orphelin de Cote d’Ivoire à la recherche d’une tante au Liberia. Avec son langage singulier, comme « parlé », à la croisée de plusieurs langues (le malinké, le français, le pidgin), à la croisée de l’enfance et de l’adolescence, à la croisée des frontières, la vie du jeune Ibrahima est percutée par la guerre civile et sa trajectoire est le reflet des parcours de ces très jeunes combattants, à la fois bourreaux et victimes dont le futur est souvent oblitéré psychiquement par ce qu’ils voient, mais aussi ce qu’ils commettent. L’originalité de l’expression d’Ibrahima dans « Allah n’est pas obligé… » qui est la marque du roman, a pu être interprétée comme un procédé pour dire l’indicible, un détour qui traverse plusieurs langues pour dire ce qui ne se dirait dans aucune langue
L’immaturité et le bouleversement pubertaire à la fin de l’enfance, les processus de subjectivation en jeu à l’adolescence font d’eux des proies idéales pour les recruteurs, seigneurs de guerre et autres colonels autoproclamés. Les adolescents combattants ont toujours traversé les guerres, jeunes héros parfois glorifiés. C’est néanmoins une figure complexe arpentant de plus en plus les zones de guerres et qu’il convient d’interroger avec attention et en se gardant d’une fascination morbide, pour étudier les conflits contemporains. Au début des années 2000, Ahmadou Kourouma rend compte de ces destins avec une grande finesse. Ce procès se déroule plus de trente après, grâce à la ténacité d’une ONG qui soutient une poignée de témoins dans leur quête de justice. Il ne se déroulera pas au Liberia. Le colonel Kamara comparait seul. Les autres auteurs de crimes de guerre identifiés vivent à ce jour en toute impunité y compris au Liberia. Au centre Osiris, nous mesurons chaque jour combien la justice fait partie du processus de soin, de restauration de la personne et les effets dévastateurs d’une justice défaillante ou corrompue. Pour prolonger cette lecture, un autre roman remarquable sur un sujet très proche « Johnny chien méchant » d’Emmanuel Dongala 2002 qui se déroule au Congo, et les recherches de Manon Pignot, historienne « L’enfant soldat XIXe-XXIe siècles » (Armand Colin, 2012).